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Chronique & Article de fond

Le texte intégral de la conférence de Duni Mukuwege à Hiroshima le 6 octobre

Denis Mukwege : Mesdames et Messieurs, permettez-moi de commencer par rendre hommage avec respect aux morts, aux blessés, aux malades, dont la vie a été fauchée et brisée en cet acte tragique du 6 août 1945, lorsque la ville de Hiroshima a été prise pour cible par cette arme terrible, l’arme atomique, qui menace malheureusement la survie de notre espèce, et même l’existence de notre planète. Je vous demanderais que nous nous mettions tous debout pour pouvoir rendre hommage, et prendre une minute de réflexion par rapport à ces destructions.

(Minute de silence)

D.M. : Merci.

D.M. : C’est avec beaucoup d’émotion que je salue la mémoire de ces femmes, de ces hommes, de tous les âges, frappés sans discrimination aucune à l’encontre du principe d’humanité. Quand on évoque la Seconde Guerre mondiale, on pense à cette phrase « Plus jamais ça » -cette injonction et cette responsabilité de ne pas répéter les erreurs et les horreurs du passé. Nous étions aujourd’hui à en dire, du fond du cœur, que mon humanité est inextricablement liée à ce qu’est la vôtre. C’est le sens du mot africain « Ubuntu », une philosophie humaniste africaine, fondée sur une éthique de solidarité, reposant sur notre relation à l’autre. En reconnaissant l’humanité de l’autre, un lien de respect s’établit automatiquement car on réalise notre interdépendance dans un destin commun. Je suis parce que nous sommes : le traumatisme que vous avez subi, résonne en moi et m’affecte profondément en tant qu’être humain. Alors que le Japon se relevait de ses cendres avec un dynamisme hors pair, pour redevenir le pays prospère que nous connaissons, il est crucial de ne pas oublier la guerre. Il est crucial de se souvenir pour éviter la répétition de ce qui dépasse toujours l’entendement pour le commun des mortels - dont je suis.

Je salue l’initiative des autorités nationales et locales d’avoir édifié un musée, d’avoir aménagé les parcs du Mémorial, et la décision du Parlement japonais d’avoir baptisé en 1949 la ville d’Hiroshima « Cité de la Paix », pour transformer cette ville en symbole du pacifisme et rappeler sans cesse « Plus jamais ça », car la paix s’est construite chaque jour, à chaque instant, et chacun d’entre nous peut être un faiseur de paix. A l’occasion des cérémonies de commémoration, en 2015, de ces drames 70 ans plus tard, c’est à juste titre que le Premier Ministre Shinzo Abé avait exprimé : « en tant que seul pays frappé par la bombe atomique, nous avons pour mission de créer un monde sans arme nucléaire, nous avons la responsabilité de faire comprendre l’inhumanité des armes nucléaires à travers les générations et les frontières ».

Il s’agit en effet d’une question tout simplement existentielle, qui résonne toujours avec autant d’actualité aujourd’hui : les dépenses militaires ont doublé depuis la fin de la guerre froide, plus de 2500 ogives nucléaires sont en état d’alerte immédiate. Les grandes puissances s’opposent de plus en plus aux nouvelles initiatives de contrôle des armes, voire même abandonnent les traités existants.

Le risque d’une guerre nucléaire est toujours présent. Malheureusement, la vigilance est de mise pour que ce mal absolu, comme le décrit d’ailleurs le Maire de Hiroshima, ne se répète plus jamais, car s’il se manifestait à nouveau, ce serait peut-être la dernière guerre de l’Histoire de notre planète. Notre système de sécurité collective actuel, s’est construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’adoption de la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des Droits de l’homme et les conventions de Genève ont constitué le symbole d’un monde qui a cherché à retrouver son humanité, après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, en établissant une nouvelle coopération entre les Nations, basée sur le multilatéralisme et le principe de l’interdiction du recours à la force et le respect de la dignité humaine.

Alors que l’interdépendance entre les peuples n’a jamais été aussi grande dans l’Histoire de l’humanité, nous assistons avec effroi en ce début du XXIème siècle à une rétrogression face aux actes si durement instaurés, à une résurgence inquiétante des nationalismes et du populisme. Le multilatéralisme est aujourd’hui mis à rude épreuve par la tentation du repli, et le droit de l’homme et le droit international humanitaire sont bafoués quotidiennement sur tous les continents. Nous devons être le rempart contre les populismes qui se nourrissent de l’ignorance et de l’indifférence pour susciter la peur de l’autre et faire avancer les projets anti-démocratiques. Nous devons ouvrir les yeux, nous devons sortir de cet état d’anesthésie dans lequel nous sommes plongés sans réagir malgré ce que l’Histoire nous apprend. La nécessité de trouver des solutions globales aux enjeux contemporains comme la lutte contre le terrorisme, le changement climatique, ou l’in-humanisation, amènera à améliorer notre système de sécurité collective qui ne peut être mené par une mauvaise interprétation des principes de la souveraineté nationale, et qui doit être pleinement guidé par le principe de non-violence et de tolérance, et à la recherche des solutions par la négociation et le dialogue.

Je tiens à préciser que l’uranium utilisé dans la bombe larguée sur Hiroshima, venait de la province du Katanga en République Démocratique du Congo, donc l’ancien Congo belge. A l’heure actuelle, l’instabilité politique et sécuritaire qui prévaut au cœur de l’Afrique, reste une menace pour la paix et la sécurité internationales. L’exploitation illégale des ressources stratégiques de la République Démocratique du Congo constitue un danger sérieux que nous devons nous efforcer de contrôler. Ce danger crucial relève avant tout de la responsabilité, bien-sûr, de l’état congolais, mais aussi de l’ensemble de la communauté internationale, car la paix dans le monde passera par la paix et la stabilité de cette région, par un commerce transparent et responsable de ses ressources minières, qui sont la plupart du temps des ressources minières saturées.

Mesdames et Messieurs, en ma qualité de gynécologue obstétricien, pratiquant mon métier à l’Est de la République Démocratique du Congo, dans la région des Grands lacs, j’étais confronté à une autre arme redoutable, le viol, commis avec une extrême violence : les violences sexuelles comme armes de guerre, et comme stratégie de domination, de terreur et d’extermination. Le viol de guerre ne doit pas être confondu avec l’acte sensuel non-consenti, tout simplement humiliant, et ici je voudrais que vous me prêtiez attention : je ne veux nullement minimiser la gravité ni les séquelles de ces violences sexuelles. Le viol commis avec une extrême violence en temps de conflit est une –tout simplement- négation de l’humanité dans un rapport de domination, où l’autre est apparenté à une chose, à un objet qu’on peut manipuler, et faire de cet objet ce qu’on veut. Une telle cruauté ne trouve même pas sa place dans le monde animal. Le viol comme stratégie de guerre nie la qualité d’être humain de la victime, mais vise aussi la destruction, non seulement de la femme, la femme qui est la matrice de la vie, mais de la famille et de la communauté dans son ensemble. A l’Est de la République Démocratique du Congo, le viol utilisé comme arme de guerre se caractérise par le fait qu’il est massif, méthodique et systématique.

Massif, puisqu’en moins de vingt-quatre heures, on observe des dizaines, voire des centaines de femmes et de jeunes filles violées dans des villages, collectivement et en public, sous les yeux de leurs familles : des maris assistent impuissants, avec arme à la tempe, au viol de leurs femmes, de leurs filles. Parfois même les membres de la famille sont acculés, poussés, arme à la tempe, à commettre eux-mêmes ces actes horribles sur les personnes qu’ils chérissent le plus, leurs filles, leurs femmes ou leurs sœurs. Le fait que ces viols soient commis en public occasionne des dommages directs, donc, sur la victime, la femme qui subit, mais aussi des victimes indirectes : toutes les personnes qui voient ces horreurs sont traumatisées à leur tour, et ceci amplifie ainsi le nombre des victimes qui sont traumatisées par cette terreur.

Ces viols sont méthodiques, ce type de viol est méthodique, car chaque groupe armé a son propre mode opératoire. Nous avons pu l’expérimenter sur les femmes qui venaient ici consulter loin du pays, on pouvait très vite constater que chaque groupe avait télescopé sa façon de torturer les femmes, de sorte que, vraiment, on peut distinguer clairement quelle lésion a été commise par quel groupe, quelle est sa signature en fait sur le corps de leurs victimes, qui s’accompagne bien-sûr des tortures et des mauvais traitements, et les victimes deviennent des esclaves sexuelles. J’ai soigné des femmes qui, après avoir été violées collectivement par plusieurs personnes … -les derniers tirent dans l’appareil génital avec une arme à feu. J’ai soigné des femmes qui, après avoir été violées –la forme de la torture, c’était d’introduire une baïonnette dans l’appareil génital ; d’autres plutôt brûlaient l’appareil génital ; pour d’autres, c’est d’introduire des morceaux de bâton ou de verre dans l’appareil génital… Et donc toutes ces formes-là de torture sont tout-à-fait classifiées selon les groupes qui commettent l’acte.

Ces tortures sont systématiques car elles ne tiennent compte ni de l’âge ni du sexe. Le viol est commis aussi bien sur des bébés que sur des personnes âgées, et même, s’ils ne peuvent constituer l’écrasante majorité des victimes directes de ces atrocités, les hommes malheureusement sont également logés dans ces violences sexuelles. Le bébé le moins âgé que j’ai soigné, avait 6 mois et la femme la plus âgée que j’ai jamais soignée, avait plus de 80 ans ; et donc, ça, c’est pour vous montrer que la volonté de détruire prime sur ce qu’on peut considérer comme une violence sexuelle. Nous sommes amenés à faire un constat face à ces crimes sexuels, commis à grande échelle sur la population civile, qui sont planifiés et font l’objet d’instruction de la part des supérieurs hiérarchiques : nous avons des témoignages, où ce sont des supérieurs militaires qui donnent l’ordre –enfin des forces gouvernementales- aux groupes armés non-étatiques, contrôlant ces territoires ou voulant tout simplement utiliser cette arme efficace en donnant l’ordre aux soldats ou aux troupes armées de commettre cet acte.

Mesdames et Messieurs, cette nouvelle stratégie de guerre est non seulement moins chère que les armes classiques, c’est une arme qui ne coûte rien, en dehors des lavages de cerveaux –souvent qu’on fait sur de jeunes enfants qui ont 12-14 ans : on les envoie comme des chiens enragés pour détruire… Mais c’est une arme extrêmement efficace puisque cette arme produit les mêmes impacts que les armes classiques, à savoir le déplacement massif de la population, la réduction démographique, la destruction du tissu social, la destruction des capacités économiques des communautés, qui sont atteintes. Assez rapidement, je voulais vous montrer à propos de ces déplacements massifs de la population –vous appeler à vous demander pourquoi ces déplacements massifs ne provoquaient pas tout simplement cet acte, la terreur de ces viols qui sont dans la grande majorité des cas, faits en public, collectivement et souvent accompagnés d’actes de torture. Quand les gens voient ces actes de torture et les traitements criminels, inhumains, dégradants, commis sur le corps des femmes, ça crée tout simplement une peur extrême dans ces populations. Les victimes sont ensuite rejetées par leur communauté, et les hommes n’ayant pas été capables de protéger leur famille, malheureusement quittent leurs villages dans la honte, pour aller chercher le rêve humain ailleurs, et ensuite ils quittent carrément leurs terres. Pour chercher la sécurité, les femmes et les enfants sont aussi acculés à quitter leur campagne.

Ce phénomène entraîne un exode massif des populations rurales vers les centres urbains, laissant le champ libre aux milices pour contrôler les territoires et s’accaparer les ressources naturelles stratégiques, par exemple, à l’Est de la République Démocratique du Congo, à l’instar du coltan que l’on retrouve dans tous nos appareils électroniques. Ne décimons pas que de cette arme de terreur, la réduction démographique est tout simplement la conséquence de trois facteurs : (1) la destruction de l’appareil de reproduction de la femme par différents types de tortures, tirs, produits, voire même brûlures, qui sont introduits au niveau de l’appareil génital. Souvent ces femmes vont se retrouver dans l’incapacité en fait de procréer. (2) La contamination des affections sexuellement transmissibles, telles que, en fait, la chlamydia gonorrhea : qui peuvent entraîner tout simplement une infertilité, qui sera considérée très simplement comme une infertilité due à l’infection, mais l’objectif, par derrière, est, lui, tout-à-fait plein de vie. (3) La contamination par le VIH Sida, qui fait des femmes en fait le réservoir du virus, et entraîne chez la victime la mort douce ; mais également ces femmes deviennent et tendent à être des réservoirs de nourrice, qui contaminent la population autour d’elle de façon transversale. Mais il y a aussi une contamination verticale sur les enfants qui naissent de ces femmes, et donc une transmission trans-générationnelle, puisqu’on trouve des enfants qui, malheureusement à la naissance, sont contaminés par le VIH…

La destruction du tissu social est provoquée par des actes d’humiliation et de déshumanisation, conduisant tout simplement à la perte de l’estime de soi, de l’identité intellectuelle -lorsque ceci se passe en public, les gens ont le sentiment de ne plus exister comme être humain- et aboutissant collectivement, en fait, à la destruction de toute la cohésion sociale, puisque, lorsque plusieurs personnes dans la communauté perdent leur identité, leur capacité de vivre ensemble devient très réduite : c’est une perte de cohésion communautaire. Ces impacts sur la communauté sont exacerbés par les enfants nés du viol, dont la filiation est rarement établie, qui sont rejetés par leur communauté qui les traite d’enfants-servants, qui sont des noms qui les excluent de la communauté, et ils constituent en fait une nouvelle génération d’apatrides avec un potentiel élevé et perpétré de violences cycliques, puisque eux-mêmes naissant de violences et subissant les violences de la communauté, la seule chose que ces enfants peuvent donner à la communauté, c’est la violence.

La destruction des capacités économiques des communautés affectées, est la conséquence du pillage de leurs biens et de leurs récoltes, de la destruction de leurs maisons, et du pillage et de l’exploitation du cadre des ressources naturelles et minières par les milices et les seigneurs de guerre. Ces quatre impacts que j’ai essayé de vous expliquer comme issus des impacts du viol comme arme de guerre, plongent les communautés affectées dans un état de pauvreté extrême. A la destruction de la cohésion sociale, l’incapacité organisationnelle ne laisse pas d’autre choix à la population que de s’exiler, ou alors, si vous ne voulez pas quitter le territoire, vous devez vous soumettre, vous assujettir, et vous devenez esclave.

Vous l’aurez constaté, le viol comme stratégie de guerre est une arme redoutable avec des conséquences dramatiques qui s’inscrivent dans le court terme, le moyen et le long terme, et de manière trans-générationnelle, et qui malheureusement est utilisée dans de nombreux conflits à travers le monde, où les femmes et les enfants payent un lourd tribut à la violence décidée malgré eux, malheureusement, entre les hommes.

Au sein de l’hôpital de Bukavu, à la fondation Panzi, nous avons développé un modèle d’assistance heuristique qui est basé sur le besoin de nos patients de nous réorienter sur une prise en charge qui comporte quatre piliers : médical, psychologique, socio-économique et légal. Ce modèle, que nous appelons le modèle heuristique dans le Panzi One Center, permet d’accompagner des survivantes, des survivants sur le chemin de la restauration de leur dignité et de transformer leur souffrance en force. Aujourd’hui nous plaidons pour que ces modèles heuristiques soient reconnus comme un droit humain des survivants à la réhabilitation. Mais nous avons compris, depuis que nous avons traité la seconde génération de victimes, les enfants de femmes issues du viol, elles-mêmes violées, que nous ne pouvons pas limiter notre travail à réparer les conséquences de la violence, et nous sommes engagés dans un plaidoyer pour l’égalité hommes-femmes, la justice et la paix, la seule façon de pouvoir limiter ces drames.

L’un des outils les plus importants pour la prévention des violences sexuelles est l’éducation : elle devrait commencer dès le berceau et se poursuivre jusqu’à l’âge adulte. Nous devons initier nos enfants à une masculinité positive dès le plus jeune âge pour engendrer de nouvelles générations, enclines à défendre l’égalité entre les femmes et les hommes avec conviction, détermination, et dans une complémentarité qui est plutôt amoureuse. Le second outil pour mettre fin aux violences sexuelles est la lutte contre l’impunité. Tant que ces crimes odieux ne seront pas punis, ils vont malheureusement se poursuivre. Il faut transférer la honte et la stigmatisation des épaules des victimes sur, plutôt, les épaules des bourreaux. Et ça, c’est un travail à faire. Dans un pays qui a connu, en fait, plus de 6 millions de morts, 4 millions de déplacés et des centaines de milliers de femmes violées, aucune famille n’a été épargnée par la violence et le deuil. Et nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas la paix durable sans justice et sans retour à l’Etat de droit. Telle est la raison pour laquelle nous sommes engagés dans un plaidoyer qui donne accord à la recommandation du rapport Maping du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’homme et sur les graves violations du Droit de l’Homme et du Droit à l’Internationale humanitaire, commises entre 1993 et 2003, en République Démocratique du Congo.

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de partager avec vous un souvenir douloureux : parmi les 617 crimes internationaux répertoriés par les Nations Unies dans ces rapports, un crime odieux a marqué ma vie, il y a exactement 23 ans aujourd’hui. Le 6 octobre 1996, le monde dans lequel j’avais commencé ma vie professionnelle, s’est écroulé. Plus de 30 de mes patientes et patients étaient morts, et des membres des personnels soignants à l’hôpital de Léméra, dans la province du Sud-Kivu, ont été sauvagement massacrés par les troupes labiennes, qui se présentaient comme des libérateurs, dirigés par Laurent Désiré Khabila, et soutenus par le Rwanda. Commencèrent alors leurs marches à travers le pays pour chasser Moboutou, et mettre fin à l’ère du Maréchal Moboutou. Je dois dire que parmi ces crimes, il y a aussi des femmes qui ont été enterrées vivantes… Tous ces crimes sont restés non seulement impunis, mais les survivants côtoient toujours leurs bourreaux chaque jour. Vous pouvez vous imaginer ce que ça fait pour quelqu’un d’avoir vu enterrer sa mère vivante. Une victime me disait : « J’entends toujours la voix de ma mère en train de crier dans le trou ».

Et que ces bourreaux restent à côté de vous comme votre administrateur, ou comme la police de votre village : quelle torture ! Ce rapport Maping est resté sans effet depuis sa publication, il y a 9 ans, en 2010. Aucune de ses recommandations, telle que la création d’un tribunal international pour la République Démocratique du Congo, ou l’installation de chambres spécialisées et mixtes et la garantie de non-répétition, ou comme une profonde réforme du secteur de sécurité ou l’assainissement de la Fonction publique, n’a été mise en œuvre.

Mesdames et Messieurs, pour que les violences cessent, il faut aussi œuvrer pour le développement et la paix durables, et les droits humains pour tous. Et parmi les outils les plus destructeurs de notre monde, il y a trop souvent l’indifférence pour ceux qui souffrent loin de nous. Pourtant nous sommes tous concernés non seulement par notre humanité commune mais par les échanges internationaux, les ressources stratégiques de nos entreprises. Nous appelons ici le Japon à veiller à un approvisionnement propre des minerais utilisés dans toutes les nouvelles technologies pour mettre fin à la guerre, qui se fait sur le corps des femmes et des enfants de moins de 25 ans à l’Est de la République Démocratique du Congo.

Je rêve d’un monde où chacun se sente respecté et trouve sa place, où la coopération remporte sur la compétition, où un multilatéralisme ouvert et les dialogues remportent sur les nationalismes, les replis sur soi et la loi du plus fort ; où des Etats consacrent leur budget, alloué à l’achat d’armes de destruction massive, plutôt à l’Education, à la Santé et à la satisfaction des besoins de base pour tous. Le chemin de la paix est non seulement possible, c’est aussi la seule issue si nous ne voulons pas foncer aveuglément vers un suicide collectif, la fin de notre espèce et la destruction de notre planète. Nous ne pouvons pas sans doute créer un monde sans guerre –ne nous faisons pas naïfs- mais rêvons et agissons ensemble. Citoyens et responsables politiques, organisations de la société civile et médias, œuvrons pour un monde débarrassé des armes nucléaires, biologiques et chimiques, et du viol comme arme de guerre, et réactivons notre foi dans la dignité humaine, l’égalité entre tous et la liberté pour tous. L’Histoire a suffisamment enseigné qu’il n’y a pas d’autre chemin pour construire la paix entre les pays et au sein même des Nations.

Mettons-nous tous debout pour construire un monde meilleur, plus pacifique, et c’est à notre portée. Je vous remercie.

Interview.

Merci beaucoup Monsieur. Maintenant nous allons avoir un temps pour les questions. Je pense qu’il y a beaucoup de questions et on va en avoir la traduction. Je vous demande que les questions soient courtes.

Q : Qui sont les personnes dont vous pensez qu’elles doivent être poursuivies comme auteurs de ces crimes ?

D.M. : Merci. Je vous invite tous d’ailleurs à aller sur le site du Haut Commissariat des Nations Unies pour le Droit de l’Homme. Et si vous cherchez, vous tapez Maping Report République Démocratique du Congo. Et vous allez trouver que, dans ce rapport, on décrit ce dont je viens de vous parler, ce qui fait qu’aujourd’hui pour moi est un jour très lourd … Mais je suis content d’être à Hiroshima, puisque c’est un hasard de l’agenda. Mais en fait, c’est une façon de me rappeler qu’on doit faire un travail de mémoire, et le faire correctement comme vous le faites ici. C’est la seule façon de pouvoir dire : « Il ne faut pas répéter la même chose ». Dans ces rapports vous allez trouver ce que je viens de vous dire : les malades ont été assassinés à bout portant, en leur tirant dans la bouche, en tirant dans les lits des malades. Les femmes ont été enterrées vivantes avec leurs familles à côté : pour voir comment on était en train de les enterrer. Les gens ont été rassemblés dans les églises : après on y mettait le feu. Tous ces faits sont décrits par les experts des Nations Unies, qui ont fait des investigations.

Ce qui à moi-même donne une espèce de honte pour notre humanité, c’est qu’un rapport comme ça, vous le mettez dans un tiroir –ce qui a été fait- pour le conserver : on le met dans un tiroir, et les gens qui ont commis ces crimes … -dans les rapports, vous allez trouver les noms des lieux où ces crimes se sont commis, les personnes qui ont commis les crimes, et la façon dont elles les ont commis. Mais on a purgé de ces listes le nom de ceux qui ont commis les crimes. C’est une façon de protéger les criminels, puisque les criminels, ça fait 20 ans qu’ils continuent à tuer puisque de toute façon ils se sentent dans une sécurité totale. Donc les criminels sont connus, mais certains pays ont exigé qu’on les enlève de la liste des criminels. Et ça … je pense que … Je souhaite que le Japon soit au Conseil de Sécurité, et que vous puissiez faire la pression, puisque vous avez connu la guerre, vous avez connu la souffrance de la guerre.

Hier je n’ai pas pu dormir avec ce que j’ai vu au Musée… Nous vivons de terribles choses comme ça : et que le monde décide de fermer les yeux ! Qu’il y ait le Rapport, via le Conseil de Sécurité, et qu’après il n’y ait pas de suite, et que les criminels continuent à tuer jusqu’à l’heure où je vous parle : je crois que ce n’est pas normal. Il faut que le Conseil de Sécurité prenne ses responsabilités par rapport à ces criminels, qui sont connus –ces gens sont connus, ceux qui ont dirigé ce mouvement sont connus. Mais il faut un tribunal compétent pour pouvoir les poursuivre, et c’est seulement au niveau du Conseil de Sécurité…

Q : Donc les noms ont été enlevés du Rapport ?

D.M. : Du Rapport. Et donc, nous, la société civile, nous exigeons que ces noms soient publiés, puisque ces gens, on les connaît, et les victimes continuent à vivre avec les bourreaux qui continuent à commettre les mêmes actes, même 20 ans après.

Q : Ma question est à propos du conflit. Je n’arrive pas très bien à comprendre-je pense que je n’ai pas étudié assez… -mais même quand je lis des livres, quand je regarde la télévision, je n’arrive pas très bien à comprendre quelle est la structure du conflit : est-ce que c’est un conflit ethnique ? Est-ce que c’est un conflit entre des tribus ? Est-ce que c’est un conflit entre Nations ? Ou bien comme vous l’avez dit, un conflit pour les minerais ? Quelle est la structure de ce conflit ?

D.M. : Je pense que même si vous n’avez pas étudié la question –et ça, c’est vraiment lié à ce qu’il faut proposer, puisque les forces en présence … on peut tout simplement savoir … il y a des études qui ont été faites … Mais je peux dire que ce n’est pas un conflit ethnique, puisque le conflit va au-delà : c’est toute une région, il y a plusieurs groupes ethniques, des troupes rivales ; donc ce n’est pas un conflit ethnique, même si parfois les acteurs veulent retourner à un conflit ethnique –mais ça ne tient pas, puisque finalement on n’a pas vraiment des acteurs qui se proclament ou qui se battent pour leur ethnie.

Deuxièmement, ce n’est pas un conflit entre des fanatiques révolutionnaires –où on pourrait penser qu’ils sont fortement fixés sur leurs convictions. A un moment c’était l’invasion : on a eu 9 nations qui se battaient en République Démocratique du Congo, et parfois même se battaient entre eux, par exemple pour le contrôle de la ville de Kisangani, qui est une ville riche en diamants. L’Ouganda et le Rwanda se sont affrontés, en faisant des milliers de morts, et ils ont détruit presque toute la ville. Et là nous sommes dans ce siècle, ce n’est pas le siècle passé. Et ensuite ces armées étrangères sont parties, mais les groupes armés qui restent, ce sont des groupes qui se battent pour contrôler des zones bien définies.

Et à notre hôpital, nous avions fait une étude pour voir d’où venaient les victimes de violences sexuelles et où étaient les minerais –et si vous mettiez des cartes superposées, en fait là où il y a les minerais, c’est là où il y a les conflits, et le principal minerai pour lequel on se bat, c’est le coltan. Selon les études, le Congo a 80/100 du tantale mondial, mais ce tantale n’est pas exporté par le Congo, il est exporté plutôt par les pays voisins, en l’occurrence le Rwanda. Et, je crois, tous ces groupes armés travaillent pour exploiter les minerais dans l’illégalité, exporter sans payer les taxes avec la complicité des chefs militaires de l’armée nationale ou des groupes armés ; et en fait les minerais traversent la frontière et se retrouvent dans un pays où ce minerai ne se trouve pas, et c’est là où l’exportation se fait. Donc c’est une guerre tout-à-fait menée pour une prédation, une guerre économique. Avec l’autorisation du modérateur, je voudrais que le professeur Hanaï, peut-être, puisse donner son opinion par rapport à ça. Elle est chercheuse à l’Université de Tokyo. Je crois qu’elle a fait une publication très appréciée, elle explique cela en langue locale … la compréhension sera améliorée.

(Intervention du Professeur Hanaï)

Q : Merci beaucoup. J’ai bien compris ce que vous nous avez expliqué à propos du Congo, les victimes, les auteurs des crimes … et ensuite je voudrais vous interroger encore sur les délits sexuels qui ont été commis pendant la guerre par le Japon : les viols de femmes commis par les militaires japonais en Chine, en Corée, à Taïwan… Il y a encore des femmes qui demandent réparation au gouvernement japonais. Que pensez-vous que le gouvernement doive faire pour trouver une solution à l’histoire de ces femmes … ?

D.M. : Dans mon discours j’avais dit que, au lieu de recourir à la compétition, à la loi du plus fort, il faut aller plutôt vers la négociation et le dialogue. Et je fais entièrement confiance à la maturité politique aussi bien du Japon, autant que de la Corée du Sud, qui parlent sur cette question de trouver une solution. Il est vrai que c’est seulement dans cet esprit de dialogue et de négociation que la solution se trouve.

Q : Vous avez parlé du respect des Droits de l’Homme et aussi du développement durable. En fait, avec mon travail, je m’étais occupé du développement durable dans l’Est du Congo en ce qui concerne la production du café, et, en faisant ce travail, on a trouvé que parfois c’était difficile à transporter –le café qui a été produit- à cause des groupes armés qui étaient dans les zones où on travaillait… Donc, je voudrais vous interroger à propos du Sud du Kivu : je pense, moi, qu’on peut produire beaucoup de café. Mais quelle est la situation dans les champs, pour les agriculteurs, les gens qui travaillent sur les terres, quelle est la solution pour le Sud du Kivu ?

D.M. Merci pour l’intérêt que vous portez à cette région martyre, pour le travail que vous faites ; je vous remercie sincèrement puisqu’à la fondation Panzi, parmi les 4 piliers du modèle heuristique du Panzi One Center, nous avons eu envie de développer un projet pour que les femmes aient du café : si ça peut leur redonner des ressources permanentes pour l’éducation de leurs enfants, pour nourrir leurs enfants, et même être une voie pour quitter la pauvreté –puisque le café dans cette région, est considéré par le Ministère, comme le meilleur café du monde. Le grand problème, ce sont ces groupes armés qui se déplacent entre les pays… Aujourd’hui on connaît presque chaque groupe armé, celui d’un chef à Kinshasa, ou bien, dans l’armée, un général a son propre groupe armé contre sa propre population … -Ou le chef est dans l’administration du Ministre, ou il est un parlementaire mais il a son groupe armé. Et c’est là, je pense, que je reviens sur la question de la justice, puisqu’à partir du moment où l’utilisation de ces groupes armés pour les intérêts économiques de ceux qui les entretiennent, n’est pas couplée, je crois que malheureusement cette ressource ne pourra pas être exploitée correctement. J’ai vu, là où j’ai travaillé, comme je vous l’ai dit avant, des mères ne pouvant plus aller aux champs : lorsqu’elles arrivent, on les emmène dans la forêt, on les viole etc. Mais je pense que - à mon avis, il faut lutter contre eux puisqu’on connait les généraux qui vendent des armes, on connait les généraux qui vendent des missiles, on connait les politiciens qui entretiennent ces groupes qui sont sous leur commandement. C’est là que pour moi, la solution passe par le développement : il n’y a pas de solution sans développement, il n’y a pas de paix sans justice.

Modérateur : Il y encore beaucoup de questions qu’on voulait poser, mais malheureusement on n’a plus de temps là. Donc on va finir.

ANT-Hiroshima (organisateur de cette conférence) : Merci d’être venu à Hiroshima. Hier j’ai eu la bonne idée d’aller marcher dans la ville de Hiroshima avec Monsieur Mukwege, et de rencontrer avec lui les victimes irradiées, et nous avons visité ensemble le musée. Ce que j’ai ressenti, c’est que Monsieur Mukwege a vraiment ressenti la tragédie de Hiroshima dans une partie de son cœur, au fond de son cœur, il a vraiment senti ce qu’est Hiroshima. Et il nous a dit qu’il allait transmettre notre message et devenir l’ambassadeur des victimes irradiées. Du fond de mon cœur, je l’en remercie beaucoup.

Et aujourd’hui nous nous sommes ouvert les yeux, nous avons bien écouté avec nos oreilles pour savoir ce qui se passe au Congo. Et au-delà de cela, on réfléchit aussi à ce qui se passe en Afrique et dans le monde entier : comment les gens vivent, où sont les conflits … Quand j’ai écouté votre discours, c’était avec beaucoup d’émotion : je ne peux pas dire avec les mots ce que j’ai ressenti. Quand vous m’avez raconté que, après le 6 octobre 1996, vous aviez trop mal jusqu’à maintenant pour raconter… Mais maintenant vous êtes là, devant nous, pour partager votre travail. Pour moi, ce qui se passe au Congo maintenant, c’est pareil que ce qui s’est passé à Hiroshima. C’est comme cela que je le ressens maintenant. Et en tant que citoyenne de Hiroshima, je voudrais encore en savoir plus, je voudrais réfléchir plus, à propos de ce qui se passe partout dans le monde, et je voudrais agir ensemble pour la paix. Je sens qu’avec son discours aujourd’hui, Monsieur Mukwege a montré le chemin que Hiroshima doit suivre dans l’avenir, et je pense que chacun d’entre nous, présent ici aujourd’hui, a ressenti cela aussi. Vous nous avez donné de l’espoir. Il y a beaucoup de désespérance dans le monde, mais il y a aussi la lumière –comme vous nous l’avez montré aujourd’hui. Merci beaucoup d’avoir partagé cela avec nous aujourd’hui.

D.M. : Je voulais vous dire juste une chose : ce matin, la dernière chose qu’elle m’a montrée à Hiroshima, c’est un arbre qui avait résisté au bombardement atomique. Cet arbre avait résisté puisqu’il y avait des racines : je pense que cela, c’était une grande leçon que j’ai apprise. Là où il y a des racines, il y a une source d’espérance pour notre humanité, et j’espère que les grands arbres vont continuer à résister. Il y a de l’espoir. Merci beaucoup.

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