×

Actualités

Images du bombardement (1) Un père et ses deux filles au milieu des flammes

Peintre d’enseignes / Prière pour le repos des âmes

 Accrochés les uns aux autres, un homme ensanglanté et deux jeunes filles avancent au milieu des flammes. Ils sont tous trois pieds nus. Dans le coin supérieur gauche, où une partie du papier grossier a été déchirée, sont inscrites la date et l'heure : 6 août 1945, 9h.

 L'artiste s’appelle Santarô TAKENAGA (1897-1963). Sa deuxième fille, Kiyoko, aujourd’hui âgée de 83 ans explique : « C'est mon père, ma sœur aînée et ma plus jeune sœur. Ils s’étaient échappés de notre maison à Ebisu-chô et s’enfuyaient.

 Kiyoko réside toujours dans la même partie de Ebisu-chô (maintenant Horikawa-chô, de l’arrondissement de Naka), où elle est née et a grandi. Elle y vit avec sa fille et la famille de celle-ci.

 Selon Kiyoko, TAKENAGA avait terminé l’aquarelle lorsqu'il est retourné à Ebisu-chô, où il a monté une cabane au milieu des débris et vécu avec Kiyoko et sa petite sœur.

Perte de sa femme et de deux de ses filles

 M. TAKENAGA n’a jamais retrouvé les ossements de Shin, son épouse âgée de 43 ans. Sa fille aînée, Takako, qui, à 17 ans, était étudiante en première année à l’école professionnelle Hiroshima Jogakuin disparut dans la déflagration. Sa troisième fille, Teruko, âgée de 12 ans, élève en première année au lycée Jogakuin et mobilisée le 6 août pour la démolition des bâtiments en vue de limiter les risques d’incendie, mourut 17 jours plus tard.

 Les aquarelles dépeignant le père et ses filles au milieu des flammes est à la fois un tableau commémoratif du 6 août et une sorte de requiem pour la paix des morts.

 TAKENAGA était originaire de ce qui est maintenant Obayashi dans l’arrondissement de Asa Kita. Après des études à Kobe sous la direction d’un peintre de style occidental, il rentra à Hiroshima. À l’âge de 27 ans, il ouvrit une boutique d’enseignes sous le surnom de Takesan. Le bâtiment, qui lui servait aussi de logement, était situé à Ebisu-chô, l'une des zones commençantes les plus animées de la ville. Dans un répertoire publié par la Chambre de Commerce locale en 1937, TAKENAGA est mentionné comme « graphiste de style japonais et occidental ».

 M. TAKENAGA était un artiste d’enseignes populaire parmi les 22 cinémas de la ville et d'autres entreprises. Selon Kiyoko, il employait environ 10 apprentis. Après la guerre, son frère cadet Makio TAKENAGA (1913-1997) poursuivit ses propres ambitions artistiques tout en travaillant à la boutique d’enseignes. Il fut l’un des leaders des cercles artistiques de Hiroshima.

 M. TAKENAGA avait quatre filles. La famille possédait deux orgues et un phonographe. Leur maison résonnait toujours de musique. Même après que son frère Makio, à qui il avait cédé la boutique, eut évacué Hiroshima avec sa famille, Santarô demeura à Ebisu-chô et y présida l’association de quartier. Avant le bombardement atomique, on y dénombrait 95 foyers et 380 résidents.

 Le jour du bombardement atomique, M. TAKENAGA aida sa fille aînée Takako et la dernière née Yuko (6 ans) à s’extraire des poutres qui les maintenaient coincées dans leur chambre, et ensemble, ils s’échappèrent au milieu des flammes. C’est à environ 800 mètres à l’est de l’épicentre, au lieu dit Sentei, devenu aujourd’hui le Jardin Shukkei-en, que Takako décéda. Mais son corps disparut dans la confusion qui régnait alors. « Takako était une organiste accomplie, et une artiste peintre aussi… » . Kiyoko était scolarisée en troisième année au lycée Jogakuin. Le jour de l’explosion, elle avait été mobilisée à Hachôbori (dans l’actuel arrondissement de Naka) pour travailler à la Division des finances de Hiroshima. Elle fut indemne.

Un pinceau dans une main blessée

 Les trois survivants, le père et ses deux filles furent soignés dans le village de Obayashi. Tout en disant : « Si je ne me dépêche pas de peindre, je vais oublier », TAKENAGA saisit son pinceau de sa main droite blessée. Kiyoko possède une photo de l’époque où elle avait vu dans la ville détruite cette aquarelle aux couleurs vivides. Cette photo montre les membres de la famille, buste incliné devant une stèle en bois érigée dans le quartier de Ebisu-chô.

 Avec pour seule inscription le mot « hélas », la stèle précise qu’elle a été érigée par Santarô TAKENAGA et qu’elle marque les tombes de sa femme et de ses filles. Elle porte la date du 25 mai 1946. L'aquarelle servit aussi de mémorial dédié aux trois femmes à l'occasion du premier anniversaire de leur décès.

 Les premiers efforts pour dépeindre la bombe atomique dans le domaine de l'art ont commencé avec les œuvres de style occidental du peintre Yoshirô FUKUI (1912-1974), dont le tableau Archives de l’explosion atomique avait été accepté à l’exposition d’Art impérial (Teiten) alors qu’il avait 16 ans, et avec celles d’autres artistes locaux qui firent l’expérience de la bombe. Bien qu’elles figurent parmi les premières œuvres de ce genre, les toiles de TAKENAGA sont demeurées peu connues jusqu’à ce jour.

 Après la fin de la guerre, M. TAKENAGA géra un magasin d'antiquités et participa à la reconstruction du sanctuaire de Ebisu, qui avait été totalement détruit par le bombardement. Il a même dirigé l’organisation établie à cet effet. Il est décédé des suites d'un cancer de l’œsophage à l'âge de 66 ans.

 Kiyoko, qui avait accroché l'aquarelle-souvenir de son père face à l’autel familial bouddhique en a fait don au Musée du Mémorial de la Paix il y a 12 ans. « Pour rendre la scène telle qu’elle s’était gravée dans son l'esprit et pour exprimer sa tristesse, il a peint au plus vite. Mais je tiens à ce que le plus grand nombre possible de personnes voient cette toile », dit Kiyoko. Et elle réaffirme son souhait que les gens puissent connaître l’homme à qui nous devons les enseignes qui ont décoré les rues d’Hiroshima. (Équipe en charge du projet Transmettre Hiroshima)

 Pour une redécouverte des archives visuelles sur la bombe atomique.

(article du 8 septembre 2014, édition du matin)

Archives