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Discours donné par Mme SETSUKO THURLOW, lors de la cérémonie de remise du Prix Nobel de la paix 2017 à Oslo

Vos Majestés, Mesdames et Messieurs les membres du Comité Nobel norvégien, Mes chers amis ici et dans le monde, travaillant en vue de l’abolition de l’arme nucléaire, Mesdames et Messieurs, C'est un grand honneur et un privilège d'accepter ce prix avec Beatrice, directrice de l’ICAN (Campagne international pour l’abolition des armes nucléaires) au nom de toutes les personnes remarquables qui forment le mouvement de l’ICAN. Chacun de vous me donne un tel espoir que nous pourrons - et nous ferons - mettre fin à l'ère des armes nucléaires.

Je parle en tant qu’une des Hibakusha (victimes irradiées par la bombe A) qui, par une chance miraculeuse, ont survécus aux bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Nous Hibakusha sommes engagés depuis plus de soixante-dix ans pour réaliser un monde sans armes nucléaires.

Nous sommes solidaires avec ceux qui ont été lésés par la production de ces horribles armes et par les essais nucléaires répétés dans le monde entier. Ce sont les gens des lieux longtemps oubliés comme Moruroa, Ekker, Semipalatinsk, Maralinga, Bikini. Les gens dont les terres et les mers ont été irradiées et polluées, dont les corps ont été utilisé comme cobaye. Les gens dont les cultures ont été éternellement détruites.

Pourtant, nous ne nous sommes pas contentés d'être des victimes. Nous avons refusé de rester les bras croisés à attendre une fin soudaine du monde entouré par la chaleur extrême ou l'empoisonnement lente de notre terre. Nous avons refusé d’observer, en tremblant dans la terreur, que les soi-disant grandes puissances nous emmènent du « crépuscule nucléaire » jusqu’au plus près de la nuit obscure du nucléaire. Nous avons décidé de nous lever. Nous avons partagé nos expériences et nos histoires de survie. Nous avons parlé à haute voix : l'humanité et les armes nucléaires ne peuvent jamais coexister.

Aujourd’hui, je vous prie de ressentir dans cette salle, la présence de tous ceux qui ont péri à Hiroshima et à Nagasaki. J’aimerais que vous ressentiez un grand nuage d’un quart de million d’âmes, au-dessus et autour de nous. Chaque personne avait un nom. Chaque personne était aimée par quelqu’un. Faisons en sorte ici que leurs morts n’aient pas été vaines.

Je n’avais que 13 ans quand les Etats-Unis ont largué la première bombe atomique sur ma ville natale, Hiroshima. Je me rappelle encore vivement de ce matin. A 8 heures et quart, un éclaire blanc et bleuâtre m’a soudainement aveuglé. J’ai eu la sensation que mon corps avait flotté dans l’air.

Quand j’ai repris conscience dans l’obscurité silencieuse, j’ai compris que je ne pouvais pas bouger sous les décombres du bâtiment de l’école effondrée. J’ai commencé à entendre de petits cris affaiblis de mes camarades de classe : « Mère, aide-moi, Dieu, aide-moi »

Et puis, tout à coup, j’ai ressenti une main posée sur mon épaule gauche et ai entendu une voix : « N’abandonne pas. Courage ! Je vais te sauver. Peux-tu voir la lumière là-bas d’une petite ouverture ? Avance vers là à quatre pattes, vite ! ». Au moment où je suis sortie des décombres, j’ai vu derrière moi le bâtiment effondré en feu. La plupart de mes camarades de classe ont été brûlés vifs à mort. J’ai aussi vu tout autour de moi une dévastation totale et inimaginable.

Des processions de gens fantomatiques, glissant leurs jambes lourdes passaient devant mes yeux. Blessés gravement, ils avaient saigné partout et leurs corps étaient brûlés, carbonisés et gonflés. Tout le monde avait perdu une partie de son corps. La chair et la peau pendaient de leurs os. Certains portaient leurs globes oculaires sortis des yeux dans leurs mains. Certains portaient leurs intestins pendus de leurs ventres. La puanteur dégagée des corps humains brûlés remplissait l’air.

Ainsi, ma ville bien-aimée a été effacée par une bombe. La plupart de victimes étaient civils. Ils étaient incinérés, carbonisés ou bien simplement s’étaient évaporés dans l’air. Parmi eux, on compte ma chère famille et 351 camarades de classe.

Durant les semaines, les mois et les années qui suivaient après le bombardement, des milliers d’autres mourraient souvent de façon mystérieuse et aléatoire. Encore aujourd’hui, de nombreux survivants décèdent suite aux radiations subies.

Chaque fois que je pense à Hiroshima, la première image qui apparait devant mes yeux est celle de « Eiji », mon petit neveu de quatre ans. Son petit corps étaient complètement fondu et transformé en boule de chair qu’on ne pouvait pas reconnaitre. Il a continué à dire d’une petite voix très faible, « je veux boire de l’eau » jusqu’au moment où sa mort l’a enfin libéré de la douleur.

En ce moment même, des enfants innocents du monde entier sont menacés par les armes nucléaires. Pour moi, mon neveu « Eiji » est devenu un symbole représentant tous les enfants. Chaque seconde de chaque jour, les armes nucléaires mettent en danger tous ceux que nous aimons, tout ce qui nous est cher. Il ne faut plus tolérer ces armes de folie.

Faisant expérience du calvaire physique et moral et de la lutte pour survivre et reconstruire nos vies à partir de la cendre, nous Hibakusha sommes convaincus que nous avons une obligation d’avertir le monde entier de ces armes apocalyptiques. Et nous avons ainsi témoigné nos vécus à maintes reprises.

Mais certaines personnes ont refusé de considérer le bombardement atomique comme un crime de guerre et ont accepté la propagande selon laquelle ce sont de « bonnes bombes » qui ont mis fin à une « guerre de justice ». Ce sont de tels mythes qui ont conduit à la course désastreuse aux armements nucléaires – une course qui continue à ce jour.

Même maintenant, neuf nations menacent de transformer les villes en cendres, de détruire toutes les vies sur terre et de rendre notre beau monde inhabitable pour les générations futures. Le développement des armes nucléaires ne signifie pas une élévation d’un pays à la grandeur, mais sa descente aux profondeurs les plus sombres de la dépravation. L’arme atomique n’est pas « le mal nécessaire » mais « le mai absolu ».

Lorsque la plupart des pays ont adopté le traité d’interdiction des armes nucléaires le 7 juillet 2017, j’étais folle de joie. J’ai été témoin de l’humanité à son pire et ce jour-là, de l’humanité à son meilleur. Nous Hibakusha avons depuis 72 ans attendu le jour où l’arme atomique sera complétement interdite. Permettons donc ce traité de marquer le début de la suppression totale de ces armes.

Si les dirigeants étaient responsables, ils signeraient ce traité. S’ils le refusaient, ils seraient durement jugés par l’histoire. Leurs théories abstraites ne masqueront plus la réalité génocidaire de leurs pratiques. Il est devenu évident que la dissuasion nucléaire n’est qu’un moyen de persuasion pour l’armement nucléaire. Nous ne vivrons plus angoissés par un nuage en forme de champignon, provoqué par la bombe A.

Aux dirigeants et fonctionnaires des pays dotés d'armes nucléaires et à leurs complices des pays sous le « parapluie nucléaire », je dis ceci : Ecoutez notre témoignage. Gravez notre alerte dans votre cœur. Et sachez la gravité de la conséquence de votre acte. Chacun de vous faites partie intégrante d'un système de violence qui met en danger tous les êtres humains. Nous devons tous faire attention à la banalité du mal.

Je vous prie sincèrement, chers présidents et premiers ministres de toutes les nations du monde, de vous joindre au traité d’interdiction des armes nucléaires et d’éradiquer la menace de l'anéantissement de l’homme sur terre par l’arme atomique.

Quand j’avais 13 ans, même enfermée sous les décombres, j’ai fait des efforts pour avancer vers la lumière et j’ai survécu. Maintenant notre lumière est le traité d’interdiction des armes nucléaires. A tout le monde dans cette salle et à tous ceux qui écoutent mon discours dans le monde, je répète les mots que j’ai entendu dans le bâtiment effondré : « N’abandonne pas. Courage ! Tu vois la lumière ? Avance vers là ! »

Ce soir, nous défilons dans les rues d'Oslo avec des flambeaux et quittons la nuit noire de de la terreur nucléaire. Peu importe les obstacles auxquels nous sommes confrontés, nous continuerons à avancer, pousser et partager cette lumière avec les autres personnes. Cette lumière est notre passion et l’engagement que nous prendrons pour que notre unique et précieux monde puisse survivre.

Traduction : Kuniko Satonobu, journaliste en Suisse

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